Ni mondialisme, ni nationalisme ; et encore moins de supranationalisme
L'allégorie positive du mondialisme prend la forme d'une spirale ascendante qui conduirait l'humanité vers une saine harmonie. La fiction positive du nationalisme s'habille en peuple rassuré qui se protégerait en se réfugiant dans une communauté fermée et salvatrice. Dans les deux cas, les promesses n'engagent même pas ceux qui les font.
RÉFLEXION
Frédérique DAMAI
4/9/2025


Le mondialisme : le diable s'habille en « petite planète »
Malgré le vernis, il n'a échappé à personne que le mondialisme était le faux nez de la mondialisation, autrement dit un mouvement exclusivement animé par des intérêts économiques et de « pouvoir d'attraction » (soft-power). De ce fait, la relation entre mondialisme et peuple est extrêmement lointaine, à supposer même qu'il en existe une, autre que fantasmée.
Nous ne rappellerons pas ici les critiques habituelles à propos de la mondialisation qui pourraient se résumer aux drames et iniquités que produisent tous les systèmes d'échanges asymétriques dominés par les plus puissants.
Cependant, le mondialisme vend plus large. Il défend l'idée que la croissance des échanges culturels qu'il engendre serait bénéfique pour l'humanité et favoriserait la paix, la compréhension entre les peuples, leurs collaborations, etc. Malheureusement, l'idée d'une « petite planète » au service d'une hypothétique amitié entre les peuples couvre une réalité bien différente. Tous les échanges, y compris culturels, restent sous le joug de puissances dominantes qui en régissent les règles et les limites. Par exemple, le concept de world music a largement contribué aux mystifications de ce monde idéal. La world music n'a rien à voir avec un immense élan interculturel qui viserait à rapprocher les peuples et les cultures. Il s'agit uniquement d'intérêts financiers de grands labels qui surfent sur des opportunités. Ce n'est pas en écoutant Ravi Shankar que l'on comprend quelque chose à la société indienne ou Buena Vista Social Club que la vie du peuple cubain nous devient plus lisible. D'ailleurs, nous mettons au défi quiconque de nous fredonner des airs albanais, vietnamiens ou uruguayens : la world music n'a rien de world.
Le prétexte des échanges culturels a été une mine pour feindre de l'humanisme en faisant du cash. Personne n'est non plus assez dupe pour croire que les grands spectacles internationaux qui courent le monde ne sont pas eux-mêmes issus de business éprouvés ou de la propagation d'un « pouvoir d'attraction » (soft-power) subventionné par des États.
Le mondialisme est la parure nécessaire au business pour garder un visage humain, quelles que soient les dérives provoquées par la mondialisation.
On en comprend les ressorts, puisque ce sont les mêmes qui sont portés par tous ceux qui nient les différences ou, pire, veulent les anéantir. L'escroquerie du « tout le monde est pareil » n'a de rival que son verso : « tout le monde doit me ressembler ».
Soyons clairs : nous n'avons rien contre le fait que le monde veuille commercer : qu'il commerce ! Que le business fasse le business, mais qu'il ne tente pas de nous convaincre qu'il le fait dans l'intérêt des peuples. Et encore moins que l'avenir de l'humanité sera plus harmonieux grâce à cela. La mondialisation s'impose, mais le mondialisme, lui, peut se combattre, car c'est une guerre de colonisation culturelle des puissants pour anéantir la culture des plus faibles.
Le nationalisme : la dérive toxique de l'appartenance.
Pendant que les intérêts économiques veulent nous faire prendre les vessies du business pour des lanternes philanthropiques, les politiques jouent leur propre tour de passe-passe. Là encore, nous nous abstiendrons de reprendre l'ensemble des critiques habituelles. Il sera question ici de discours, de représentation et d'appartenance.
L'homme est un être social qui a besoin de se repérer, de s'identifier, de se rassurer en se regroupant à d'autres. L'appartenance est un élément important de sa construction et de son équilibre. Se reconnaître dans quelque chose d'identique, de ressemblant ou de semblable a une fonction positive et utile. Mais il existe deux écueils qui conduisent tout droit à des dérives toxiques :
Le fait de croire que ce qui constitue le semblable est réel, alors que cette fonction d'appartenance est totalement symbolique. C'est ainsi que le(la) natif(ve) de Marseille peut très bien être supporter de l'équipe de football de Lens et inversement. L'appartenance n'a pas d'assise qui doive être recherchée dans le réel, car elle correspond exclusivement à des volontés réciproques de se reconnaître comme appartenant à une même symbolique. Il en va ainsi de toutes les appartenances et prétendre qu'il existe des caractéristiques intangibles, concrètes, naturelles… d'une appartenance à tel ou tel groupe humain est une dérive. Mais attention ! Nier qu'il existe des ressemblances et des différences visibles entre les humains est un pur déni de réalité. Sauf que ce ne sont pas ces ressemblances visibles qui fondent l'appartenance : c'est à ce niveau que le sujet est complexe et l'incompréhension souvent de mise.
Le fait de penser que ceux qui n'émargent pas à son propre groupe d'appartenance portent par là-même une particularité péjorative, un manque, un défaut, voire une tare. Le groupe d'appartenance devient alors toxique en dénigrant les non-appartenant ou en développant des mythes de supériorité et, parfois parallèlement, de véritables constructions paranoïaques. C'est la porte ouverte au sectarisme, à l'intolérance, à la violence…
Le sentiment d'appartenance à une nation est un processus qui fonctionne selon les mêmes principes qu'évoqués plus haut. Il nécessite pourtant une condition et une seule : se reconnaître comme appartenant et être admis comme tel.
Le problème est lorsque cette appartenance entre dans sa version toxique : le nationalisme.
On y retrouve les deux écueils.
Penser qu'il existe des raisons réelles d'appartenir à cette nation (morphotype, culture, croyances…) et réfuter qu'il ne s'agit que de raisons symboliques.
Dénigrer les autres nations, développer un sentiment de supériorité (spirituel, moral, économique, sociétal…), valider les agressions imaginaires générées par des discours paranoïaques, etc.
Le nationalisme n'est absolument pas la résultante obligée du sentiment d'appartenance à une nation. On peut revendiquer une appartenance nationale et même en être fier : cela n'a rien de toxique.
Le talon d'Achille de l'appartenance, par son aspect symbolique, est qu'elle est totalement manipulable par les discours et les langages. Le nationalisme, lui, vise uniquement à satisfaire des besoins politiques et économiques et détourne le sentiment d'appartenance à des fins qui sont à des lieues de sa dynamique initiale.
Le nationalisme est une façon d'attiser une flamme destructrice à partir d'une saine appartenance, par le biais de romans arrangés, de mythologies mythomaniaques, augmentés de véritables mensonges. Le nationalisme est une manière de tordre la réalité pour que l'appartenance revête son habit sectaire et que la « secte » ainsi créée devienne l'instrument de sa quête de pouvoir, de sa quête économique, voire de sa quête expansionniste.
Pour promouvoir le nationalisme, on convoque à la fois une communauté d'histoire et une communauté de destin.
Rappelons que la communauté d'histoire est un roman et que selon la teneur de ce roman national, le sens de l'appartenance pourra être diamétralement opposé. L'histoire de France, par exemple, est un roman centré sur le fabuleux parcours de puissants sanguinaires, la gloire de leurs conquêtes, l'héroïsme de leurs combats et toutes ces choses si constructives pour l'humanité. Bref, un roman people qui vénère des assassins. On ne remerciera jamais assez nos historiens de n'avoir eu aucun intérêt pour l'histoire du peuple et les sacrifices qu'il a dû endurer pour assumer les délires de ces tyrans si admirables. On ne remerciera non plus jamais assez ceux qui cautionnent ce roman sanguinaire dans les programmes scolaires : programmes que l'on devrait interdire aux moins de 16 ans.
Quant à la communauté de destin, il s'agit cette fois d'un mythe, au sens propre : quelque chose que l'on écrit pour se projeter et avancer. On peut rêver qu'il soit fédérateur, tel un projet humaniste porté par le plus grand nombre. Mais las, ce que l'on nous propose aujourd'hui est un mythe promu et inventé par un ou deux mages qui prédisent un avenir funeste si l'on n'écoute pas leurs augures. Ils sont finalement les fruits parfaits de cette fameuse communauté d'histoire sanguinaire. Un pays régulièrement sauvé par un monarque éclairé qu'ils rêvent tous de devenir… Pour entrer dans l'histoire.
Appartenir librement
Tout est évidemment en place dans chaque pays pour que les citoyens (citoyennes) développent un sentiment d'appartenance à leur nation. Pourquoi pas, et ce n'est pas cela qui pose problème. D'ailleurs, chacun pourra, en son âme et conscience (quand le pays ne permet pas que ce soit exprimé) vivre en lui ou non ce sentiment d'appartenance nationale.
Par contre, chaque personne aura à se prémunir de toutes les dérives toxiques que les pouvoirs politiques et économiques inventent pour détourner vers le nationalisme, avec la complicité habituelle de la presse servile. Se prémunir bien sûr de tous les dénigrements caricaturaux des autres pays et des autres cultures. Mais surtout, se dissocier de tous les discours qui veulent faire croire aux « appartenant » d'une même nation qu'ils sont les plus intelligents, les plus doués, les plus moraux, bref, la crème ordinaire de l'humanité supérieure. Et c'est bien de ce versant nationaliste-là dont nous sommes victimes tous les jours.
Le supranationalisme
Voilà donc qu'aujourd'hui, les citoyens(citoyennes) d'ici sont priés d'émarger à un sentiment d'appartenance européen. Pour dire la vérité, il y a même injonction à ce supranationalisme européen. Évidemment, toutes les dérives sectaires à l'égard du reste du monde y sont présentes. On a même cru comprendre, en filigrane, que nous étions les derniers représentants de la race humaine supérieure face à la race humaine dégénérée. Tout cela est assez nauséabond.
S'agit-il d'un mondialisme façon Europe ou d'un supranationalisme ? Un peu des deux.
L'Europe est une construction économique (beaucoup) et politique (parfois un peu).
Sur quelle symbolique pourrait s'appuyer ce supranationalisme ?
Une communauté d'histoire ? On sait la capacité des politiques à tordre l'histoire pour créer des romans fédérateurs, mais dans ce cas, il faudrait réécrire l'intégralité des romans de chaque pays.
Une communauté de destin ? Fondée sur quoi ? Sur quel mythe ? Ou sur quel projet fédérateur ? En dehors des intérêts économiques, on ne voit rien venir. Quel mythe pourrait d'ailleurs être assez fédérateur pour emporter d'un même élan l'appartenance sentimentale à l'Europe d'un Italien, d'un Irlandais, d'un Letton, d'un Hongrois et d'un Suédois ? Rien ne va dans le sens du développement d'un sentiment d'appartenance supranationale.
Et c'est alors que l'on retrouve les vieux ressorts du supranationalisme : créer une atmosphère anxiogène, désigner un danger, un adversaire commun et créer artificiellement une communauté de destin en lutte. Mais, dans ce cas, il ne s'agit pas d'un mythe fédérateur, mais d'une pure manipulation des peuples. Il ne s'agit plus d'encourager une appartenance, mais d'embrumer des esprits pour embrigader. Ce discours a les mêmes perversions que tous les discours nationalistes, les mêmes travers, les mêmes méthodes mensongères.
Toujours est-il que personne n'est obligé de développer un quelconque sentiment d'appartenance à cette entité saugrenue Europe-OTANbis. Et nous ne voyons pas de quelle autorité pourrait se prévaloir quiconque voudrait contraindre qui que ce soit à adhérer à cette entité supranationale d'opportunismes politiques.
Méfiance
Nous voyons naître aujourd'hui autour de nous de nombreux mouvements qui tendent à valoriser les groupes d'appartenance. Nous voyons également de plus en plus de manipulations autour de ces appartenances et leurs dérives toxiques sont de plus en plus patentes. Ils sont dénoncés régulièrement lorsqu'ils sont identifiés à des courants réactionnaires ou conservateurs. Cependant, ils se propagent tout autant dans des courants se revendiquant progressistes. Leurs leaders utilisent les mêmes stratégies, les mêmes vecteurs et les mêmes méthodes. La difficulté de les dénoncer est double. D'une part, parce que ces groupes d'appartenance sont souvent issus de luttes légitimes, à l'origine. D'autre part, parce que ces courants progressistes, très critiques sur le reste du monde, acceptent mal d'être interrogés sur leurs propres dérives.
Frédérique DAMAI, auteur de « Nowar, 47 jours d'espoir », Éditions L'Harmattan
Image : Craiyon.com